La précarisation dans le monde du travail : vers une société du précariat ?

Mis à jour le 13 avril 2025

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Depuis la fin des Trente Glorieuses, les transformations profondes du marché du travail ont progressivement érodé le modèle du salariat stable et protecteur hérité de l’après-guerre. La montée de l’emploi flexible, les mutations technologiques, les politiques néolibérales et les changements dans la structure des entreprises ont engendré une multiplication des situations de travail instables. Ce processus, que l’on regroupe sous le terme de précarisation du travail, renvoie à l’émergence d’un groupe social nouveau : le précariat, contraction de « précaire » et « prolétariat », concept popularisé par le sociologue Guy Standing.

Cet article propose une analyse détaillée de cette précarisation selon plusieurs axes : la condition des travailleurs pauvres, la diffusion des contrats de travail atypiques, l’intensification du sentiment d’insécurité sociale et de déclassement, ainsi que les nouvelles formes d’emploi issues de l’ubérisation. Il s’agira de mettre en évidence les mécanismes de cette insécurité structurelle, ses conséquences socio-économiques et les débats qu’elle suscite dans l’espace public et académique.


1. Les travailleurs pauvres : entre emploi et pauvreté

La première expression tangible de la précarisation est sans doute celle des travailleurs pauvres, oxymore apparent qui désigne les personnes ayant un emploi mais vivant sous le seuil de pauvreté. Selon Eurostat, environ 9 % des travailleurs de l’Union européenne se trouvent dans cette situation, un chiffre relativement stable mais qui masque des disparités profondes.

1.1 Définition et causes

Un travailleur pauvre est généralement défini comme un individu vivant dans un ménage dont le revenu est inférieur à 60 % du revenu médian, malgré l’exercice d’une activité rémunérée. Cette situation découle d’une combinaison de facteurs :

  • Faible niveau de rémunération (emplois peu qualifiés, secteurs de services à bas salaires comme la restauration ou le nettoyage) ;
  • Durée partielle du travail, souvent subie ;
  • Coûts élevés de logement ou de transport, absorbant une part disproportionnée du revenu ;
  • Structure familiale : familles monoparentales, foyers avec plusieurs enfants.

1.2 Conséquences sociales

Outre la difficulté de subvenir aux besoins de base, ces travailleurs connaissent une forte vulnérabilité sociale : accès restreint à la santé, au logement, à la formation continue. Cette situation contribue à ce que l’on appelle la désaffiliation sociale (Robert Castel), où l’individu n’est plus intégré ni dans le marché du travail ni dans les réseaux de solidarité.


2. Les contrats de travail atypiques : flexibilité ou insécurité ?

La montée en puissance des formes d’emploi atypiques constitue une autre manifestation centrale de la précarisation. Il s’agit des contrats à durée déterminée (CDD), de l’intérim, du temps partiel subi, des emplois saisonniers ou encore des auto-entrepreneurs dépendants.

2.1 Des dispositifs de flexibilité

Derrière ces formes d’emploi, l’objectif affiché est celui de la flexibilisation du marché du travail : permettre aux entreprises de s’adapter rapidement aux fluctuations économiques. Les réformes successives du Code du travail, en France comme ailleurs, ont favorisé cette évolution (ex. les ordonnances Macron de 2017).

2.2 Un statut d’emploi dégradé

Mais cette flexibilité se paie d’un prix élevé pour les travailleurs concernés :

  • Incertitude sur la reconduction du contrat ou la mission ;
  • Moindre accès au crédit ou au logement ;
  • Moins de droits collectifs : moindre syndicalisation, exclusion des dispositifs d’ancienneté ou de formation ;
  • Difficultés à se projeter dans l’avenir (famille, logement, mobilité).

2.3 Des publics ciblés

Les jeunes, les femmes, les immigrés sont surreprésentés dans ces formes d’emploi. On parle ici de dualisation du marché du travail, entre un noyau stable de salariés protégés (CDI, fonction publique) et une périphérie instable (CDD, temps partiel), phénomène analysé par l’économiste Michel Aglietta.


3. Insécurité sociale et déclassement : un sentiment diffus, mais structurant

La précarisation ne se limite pas à des formes objectives d’instabilité : elle produit un sentiment subjectif d’insécurité qui s’étend bien au-delà des personnes concernées directement.

3.1 L’insécurité sociale comme norme

Les travaux du sociologue Pierre Bourdieu ou de Robert Castel ont montré que l’instabilité professionnelle entraîne une perte de repères : le travail ne garantit plus l’intégration sociale. L’insécurité devient structurelle, intégrée à l’horizon de vie. Le sentiment que « tout peut basculer » est désormais partagé par les classes moyennes, notamment face à :

  • La peur du chômage ;
  • L’absence de progression de carrière ;
  • Le gel des salaires et la stagnation du pouvoir d’achat.

3.2 Le déclassement : réel ou anticipé

De nombreux actifs vivent une expérience de déclassement :

  • Soit réel, avec une perte de statut ou de revenu ;
  • Soit anticipé, avec la crainte que les efforts (études, mobilité) ne paient plus.

Le sociologue Louis Chauvel a analysé ce malaise des classes moyennes, particulièrement chez les jeunes diplômés qui peinent à trouver un emploi à la hauteur de leur qualification.


4. L’ubérisation : nouvelle frontière de la précarité ?

L’ubérisation désigne un modèle économique fondé sur les plateformes numériques mettant en relation directe des prestataires indépendants et des clients (ex. Uber, Deliveroo, Airbnb).

4.1 Une promesse d’autonomie…

Ce modèle repose sur la figure de l’auto-entrepreneur libre, maître de son temps et de son activité. Il séduit par sa souplesse, sa simplicité administrative et son accessibilité.

4.2 … mais une dépendance économique

En réalité, les travailleurs de plateformes dépendent souvent de la plateforme pour obtenir des missions, sans en maîtriser les règles :

  • Algorithmes opaques et changeants ;
  • Pression sur les prix (concurrence directe entre prestataires) ;
  • Absence de protection sociale : pas de chômage, retraite, couverture maladie ou accident du travail.

Plusieurs rapports, notamment celui du Défenseur des droits (France, 2022), ont alerté sur la « zone grise du droit du travail » que constitue ce type d’emploi. Des décisions judiciaires ont parfois requalifié des travailleurs de plateformes en salariés (ex : décision de la Cour de cassation en 2020 sur Uber).


Conclusion : vers un droit du travail universel ?

La précarisation du travail n’est pas un phénomène marginal, mais une mutation systémique du modèle productif et des régulations sociales. Elle affecte des franges croissantes de la population active et soulève des défis majeurs :

  • Socialement, elle fragilise la cohésion, en affaiblissant les mécanismes de solidarité.
  • Économiquement, elle pèse sur la consommation et l’investissement des ménages.
  • Politiquement, elle alimente la défiance envers les institutions, voire les tentations populistes.

Face à cela, plusieurs propositions émergent : création d’un statut unique du travailleur, portabilité des droits sociaux, revenu de base, encadrement plus strict des plateformes. Ces propositions ont en commun l’idée d’un socle de droits attachés à la personne, indépendamment de son statut d’emploi.

La question n’est donc pas simplement celle de l’emploi, mais celle du travail en tant que lien social. Comme le souligne Guy Standing, « une société qui génère un précariat massif est une société qui prépare l’instabilité politique ». À l’heure de l’automatisation et de la transition écologique, repenser le contrat social devient plus urgent que jamais.