En particulier chez les jeunes (aujourd’hui jusque 35 ans), dans un contexte de transformations économiques, sociales et technologiques sans précédent, la relation au travail évolue rapidement. Les générations plus récentes, notamment les milléniaux et la génération Z, semblent adopter une vision du travail différente de celle de leurs prédécesseurs, remettant en question les cadres traditionnels et les attentes de la société. Cette évolution amène à s’interroger : les jeunes sont-ils principalement motivés par une quête de sens dans leur emploi, ou le travail reste-t-il avant tout une nécessité matérielle ?
Loin de se limiter à une simple opposition entre subsistance et épanouissement, cette question révèle des changements profonds dans la conception du travail et dans les dynamiques sociales qui l’entourent. Les notions d’éthique, d’impact sociétal, de flexibilité et d’individualisation des aspirations façonnent désormais un paysage complexe et diversifié.
L’importance de l’éthique, de l’impact environnemental et de la qualité de vie
L’éthique et l’impact environnemental
Pour une partie croissante des jeunes travailleurs, le travail ne se limite plus à un simple moyen de gagner sa vie, mais devient une composante essentielle de leur identité et de leurs valeurs. L’éthique de l’entreprise, son impact environnemental, et la contribution positive de son activité à la société sont des éléments qui influencent fortement les choix de carrière des jeunes. Une étude menée par Deloitte en 2023 montre par exemple que plus de 60 % des milléniaux préfèrent travailler pour une organisation qui correspond à leurs valeurs personnelles, quitte à renoncer à une partie de leur rémunération. Ces jeunes cherchent donc à allier subsistance économique et contribution sociétale, refusant parfois des emplois bien payés si ceux-ci sont perçus comme éthiquement discutables.
La qualité de vie au travail
La qualité de vie au travail est également un facteur crucial. Contrairement aux générations précédentes, qui valorisaient souvent la sécurité de l’emploi et la stabilité financière, les jeunes générations accordent une importance centrale à l’équilibre entre vie personnelle et professionnelle. Cette importance croissante de la qualité de vie s’explique par un désir de mieux concilier les différentes facettes de leur existence, sans sacrifier leur bien-être personnel sur l’autel de la productivité.
Le télétravail, les horaires flexibles et un environnement de travail bienveillant sont devenus des critères essentiels, voire non négociables. Le télétravail, par exemple, permet aux jeunes travailleurs de gérer plus efficacement leur temps, évitant ainsi les longs trajets et gagnant une liberté accrue dans l’organisation de leur quotidien. Cette flexibilité ne se limite pas à un simple avantage logistique, elle est perçue comme un levier fondamental d’autonomie et de satisfaction. De même, la possibilité d’aménager ses horaires en fonction de ses besoins personnels contribue à réduire le stress et à renforcer l’engagement des employés envers leur entreprise.
En outre, un environnement de travail bienveillant, qui valorise la communication ouverte, le respect des individus, et la reconnaissance des efforts, est devenu un pilier essentiel pour les jeunes générations. Ils recherchent des entreprises qui se soucient de leur bien-être, tant sur le plan physique que mental. La question de la santé mentale, par exemple, est désormais au cœur des préoccupations professionnelles, et les entreprises qui mettent en place des politiques de soutien psychologique ou d’accompagnement en matière de bien-être ont un net avantage pour attirer et retenir ces talents.
Ainsi, les jeunes générations ne voient plus la qualité de vie au travail comme un simple « bonus », mais comme une condition sine qua non de leur épanouissement professionnel. Pour eux, un emploi doit être compatible avec une vie équilibrée, sous peine de ne pas être viable à long terme. C’est une perspective qui, de plus en plus, redéfinit les pratiques managériales et pousse les entreprises à s’adapter pour répondre à ces nouvelles attentes.
L’évolution du rapport au travail entre générations
Pour comprendre ce changement, il est intéressant de comparer les attitudes envers le travail entre différentes générations.
Les baby-boomers : sécurité et loyauté
Les baby-boomers, qui ont grandi dans l’après-guerre, ont connu une période de croissance économique et de prospérité relative, notamment durant les Trente Glorieuses (1945-1975). Cette période, caractérisée par la reconstruction économique, la stabilisation des marchés et l’expansion de l’État-providence, a offert des opportunités d’emploi stables et bien rémunérées. Ces circonstances historiques ont façonné une vision du travail axée sur la sécurité et la stabilité. Le travail était alors perçu comme un moyen d’accéder à une certaine sécurité financière, mais aussi comme un symbole de statut social et d’intégration dans la société.
Ce contexte économique d’après-guerre a encouragé la constitution de carrières sur le long terme, souvent au sein de la même entreprise, ce qui explique la valorisation de la loyauté envers l’employeur. Cette vision est renforcée par des théories de sciences sociales comme le “contrat psychologique”, qui décrit les attentes mutuelles implicites entre employeurs et employés : dans le cas des baby-boomers, cela impliquait la stabilité en échange de l’effort et de la loyauté.
Sur le plan économique, la société fordienne des Trente Glorieuses mettait en avant un modèle où la croissance de la productivité permettait d’améliorer le niveau de vie des travailleurs. Le compromis keynésien, par lequel les gains de productivité étaient redistribués sous forme de salaires plus élevés et de meilleures conditions de travail, a aussi encouragé l’attachement à une structure stable et hiérarchique. Le travail était la base de la consommation de masse, un mécanisme essentiel de l’économie. Par conséquent, le travailleur était un acteur économique crucial dont la loyauté était récompensée par des avantages matériels (salaire, protection sociale) et immatériels (prestige, reconnaissance sociale).
L’importance de l’effort personnel et de la progression dans la hiérarchie professionnelle est également liée à l’idéologie méritocratique, qui était centrale dans la construction des sociétés occidentales d’après-guerre. Pour les baby-boomers, l’engagement dans un parcours professionnel linéaire représentait non seulement une sécurité matérielle, mais aussi un accomplissement personnel et familial. Le modèle de la carrière ascendante, promue par des sociologues tels que Talcott Parsons, correspondait à un idéal de progression sociale pour ceux qui travaillaient dur et respectaient les normes de l’entreprise.
Les jeunes générations : pragmatisme et quête d’épanouissement
En revanche, les jeunes générations, confrontées à une précarité accrue du marché du travail, à des crises économiques récurrentes (telles que la crise financière de 2008 ou les effets économiques de la pandémie de COVID-19) et à une forte incertitude face à l’avenir, ont un rapport beaucoup plus pragmatique et utilitariste au travail. Les changements technologiques rapides, la mondialisation et l’ubérisation des services ont contribué à créer un environnement de travail moins stable, obligeant les jeunes à adopter une posture plus flexible et adaptable.
Sur le plan social, les théories sur la “société liquide” de Zygmunt Bauman expliquent comment les jeunes générations doivent constamment s’adapter à un monde en perpétuel changement, où la précarité devient la norme. Les contrats à durée déterminée (CDD), l’intérim, et les “gigs” ou missions courtes ont remplacé les carrières longues et stables, ce qui explique une certaine forme de détachement envers l’employeur.
Pour les milléniaux et la génération Z, la loyauté envers une entreprise n’est plus une priorité : ils n’hésitent pas à changer de poste, voire de carrière, si leur emploi ne correspond plus à leurs aspirations personnelles. Ils recherchent une forme d’épanouissement personnel, qui va au-delà de la simple rémunération. Cette quête de sens est influencée par des mouvements sociaux tels que l’émergence des préoccupations environnementales (exemple du mouvement Fridays for Future) et par une volonté de contribuer à un impact positif sur la société. Le concept de “quête de sens” dans le travail devient alors central, et les entreprises doivent s’adapter pour attirer et retenir ces jeunes talents, sous peine de subir un turnover élevé et de perdre en attractivité.
Les nouvelles aspirations professionnelles : flexibilité, autonomie et quête de sens
Flexibilité et autonomie
Les jeunes aspirent également à une plus grande autonomie et à une flexibilité accrue. Le modèle du travail traditionnel, basé sur des horaires fixes et un lieu de travail unique, est de plus en plus remis en question. La flexibilité permet non seulement de mieux concilier vie professionnelle et personnelle, mais également de favoriser une approche plus individualisée et plus adaptée aux talents et préférences de chaque individu.
Ces évolutions ont un impact significatif sur le droit du travail. Le droit du travail traditionnel, souvent pensé pour protéger le salarié dans une structure hiérarchique et fixe, doit s’adapter à ces nouvelles réalités. Les nouvelles formes de travail, comme le télétravail ou le travail indépendant, nécessitent des révisions législatives pour garantir les droits des travailleurs tout en permettant la flexibilité demandée. Par exemple, la question du droit à la déconnexion est devenue cruciale pour éviter que la frontière entre vie professionnelle et vie privée ne soit complètement effacée. De plus, le développement des plateformes numériques a remis en question le statut des travailleurs, avec un besoin de clarification juridique pour protéger ceux qui ne sont ni pleinement salariés, ni totalement indépendants.
L’essor du télétravail pendant la pandémie de COVID-19 a également accéléré ces transformations, rendant le travail à distance, autrefois un privilège, une norme pour beaucoup de secteurs. Les jeunes travailleurs perçoivent souvent la flexibilité non comme un avantage secondaire, mais comme une composante essentielle de leur bien-être et de leur efficacité. Cela pose des défis pour les législateurs, qui doivent trouver un équilibre entre la flexibilité souhaitée par les travailleurs et la protection sociale nécessaire pour garantir leurs droits et leur sécurité.
Quête de sens
En parallèle, la recherche de sens est omniprésente dans les nouvelles aspirations professionnelles. Les jeunes cherchent à avoir un impact positif, que ce soit à travers leur contribution directe au sein de l’entreprise, ou indirectement, par la mission de cette dernière. Un emploi n’est plus simplement une fonction, mais devient une manière de contribuer à un projet plus grand, souvent en lien avec des causes sociétales et environnementales.
La quête de sens dans le travail prend racine dans des changements sociaux profonds et une évolution des priorités culturelles. Historiquement, le travail a toujours été perçu comme une obligation avant tout, une nécessité matérielle pour subvenir aux besoins de la famille et assurer un statut social. Cependant, les bouleversements économiques, l’augmentation du niveau d’éducation, et l’émergence de nouvelles préoccupations, notamment environnementales et sociétales, ont transformé la manière dont les jeunes générations appréhendent leur rôle dans la société.
Selon les sciences sociales, la quête de sens répond à un besoin fondamental d’intégration et de contribution au-delà des gains financiers. Le sociologue Max Weber, par exemple, a expliqué que les motivations humaines ne sont pas seulement d’ordre matériel, mais aussi éthiques et spirituelles. De nos jours, ces aspirations prennent la forme d’une volonté de contribuer à un projet plus vaste, de trouver un travail qui soit en phase avec les valeurs personnelles de l’individu, qu’il s’agisse de l’environnement, de l’équité sociale, ou du bien-être collectif.
Sur le plan économique, la transition vers une économie de la connaissance a également joué un rôle clé dans cette transformation. Les emplois liés à l’information, aux technologies, et aux services nécessitent de plus en plus de compétences intellectuelles et créatives, favorisant une recherche de satisfaction personnelle et d’accomplissement qui dépasse la simple rémunération. Cette quête de sens devient d’autant plus prégnante que les jeunes travailleurs voient leur travail comme une extension de leur identité, et non plus seulement comme un moyen de gagner leur vie.
L’émergence de nouveaux types d’organisations, comme les entreprises à mission, les start-ups à impact social, ou les ONG, est une conséquence directe de cette recherche de sens. Ces structures répondent aux aspirations des jeunes qui veulent avoir un impact tangible et positif sur le monde. Ainsi, la quête de sens se traduit par un désir de cohérence entre les valeurs personnelles et les actions professionnelles, un désir qui façonne de plus en plus le marché de l’emploi.
Vers une société individualiste ?
Il existe un paradoxe frappant : bien qu’il y ait une quête de sens dans le travail, cette quête est en grande partie individualiste. Autrefois, les travailleurs réagissaient et agissaient en tant que groupe solidaire, avec des objectifs collectifs et des revendications partagées, souvent incarnées par les mouvements syndicaux et les luttes pour des droits sociaux communs.
Aujourd’hui, la jeunesse qui accède au télétravail et qui choisit son emploi en fonction de ses aspirations individuelles semble ignorer totalement la situation de ceux qui n’ont pas ces mêmes moyens. Cette fragmentation se traduit par une rupture des solidarités, et les inégalités d’accès au travail de qualité deviennent plus visibles. Ceux qui peuvent choisir privilégient la flexibilité et la quête de sens, tandis que d’autres, privés de ces options, doivent se contenter de ce qui est disponible pour subvenir à leurs besoins.
Cette individualisation, encouragée par les nouvelles modalités de travail et la valorisation de l’autonomie, a pour conséquence un affaiblissement des dynamiques collectives au sein du monde du travail. Les mouvements de revendication deviennent moins structurés, et la notion de solidarité, pourtant centrale dans les décennies passées, s’effrite au profit d’une gestion plus individualisée de la carrière et du bien-être au travail.
Conclusion
La redéfinition de la valeur et du sens du travail par les jeunes générations se situe donc entre la nécessité matérielle et la quête de sens. Si les impératifs économiques demeurent évidemment présents, ils ne sont plus la seule motivation. Pour beaucoup, le travail doit avoir du sens, être éthique, et respecter leurs valeurs profondes. Ces attentes obligent les entreprises à repenser leur organisation, leurs objectifs, et leur manière de concevoir le rapport au travail. Pour attirer les jeunes talents, elles doivent s’adapter à ces nouvelles attentes, sous peine de voir ces derniers se tourner vers d’autres horizons, plus en phase avec leurs aspirations. En même temps, la montée de l’individualisme et la quête de flexibilité montrent les limites de cette quête de sens : comment concilier la satisfaction individuelle et la solidarité nécessaire au bon fonctionnement de la société ? Cette question reste ouverte et représente un défi majeur pour l’avenir des relations professionnelles.
Résumé
Dans un contexte de transformations économiques, sociales et technologiques sans précédent, la relation au travail évolue rapidement, particulièrement chez les jeunes générations. Cette évolution soulève la question de la motivation principale : quête de sens ou nécessité matérielle ?
L’éthique et l’impact environnemental
Les jeunes travailleurs privilégient désormais les organisations alignées avec leurs valeurs, même au détriment du salaire. Plus de 60% des milléniaux préfèrent travailler pour une entreprise partageant leurs valeurs selon Deloitte (2023).
La qualité de vie au travail
L’équilibre vie personnelle/professionnelle devient primordial. Le télétravail, les horaires flexibles et un environnement bienveillant sont devenus essentiels. La santé mentale et le bien-être sont désormais des critères décisifs.
L’évolution du rapport au travail entre générations
Les baby-boomers : sécurité et loyauté Marqués par l’après-guerre et les Trente Glorieuses, ils privilégient la stabilité, la loyauté envers l’employeur et les carrières longues. Le travail représente sécurité financière et statut social.
Les jeunes générations : pragmatisme et quête d’épanouissement
Face aux crises et à la précarité, leur approche est plus pragmatique. Ils changent facilement d’emploi si leurs aspirations ne sont pas satisfaites et cherchent l’épanouissement au-delà de la rémunération.
Flexibilité et autonomie
Le modèle traditionnel est remis en question. Le droit du travail s’adapte aux nouvelles formes de travail (télétravail, indépendance). La pandémie a accéléré ces transformations.
Quête de sens
Les jeunes recherchent un impact positif à travers leur travail. Cette quête reflète des changements sociaux profonds et l’évolution vers une économie de la connaissance.
Vers une société individualiste ?
Paradoxalement, cette quête de sens est largement individualiste. Les solidarités traditionnelles s’affaiblissent, creusant les inégalités entre ceux qui peuvent choisir leur travail et ceux qui ne le peuvent pas.
Conclusion La valeur du travail se situe entre nécessité matérielle et quête de sens, obligeant les entreprises à s’adapter tout en soulevant la question de l’équilibre entre satisfaction individuelle et solidarité collective.
Bibliographie indicative
- Deloitte. (2023). Millennial Survey.
- Lipovetsky, G. (2006). Le Bonheur Paradoxal: Essai sur la société d’hyperconsommation. Gallimard.
- Méda, D. (2013). Le travail, une valeur en voie de disparition ?. Flammarion.
- Bauman, Z. (2000). Liquid Modernity. Polity Press.
- Weber, M. (1905). L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Flammarion.
- Boltanski, L., & Chiapello, E. (1999). Le Nouvel Esprit du Capitalisme. Gallimard.
- Ehrenberg, A. (1998). La fatigue d’être soi: dépression et société. Odile Jacob.
- Standing, G. (2011). The Precariat: The New Dangerous Class. Bloomsbury Academic.
- Rifkin, J. (1995). La Fin du Travail. La Découverte.
- Gorz, A. (2003). L’immatériel : Connaissance, valeur et capital. Galilée.
- Sennett, R. (1998). The Corrosion of Character: The Personal Consequences of Work in the New Capitalism. W. W. Norton & Company.
- Durkheim, E. (1893). De la division du travail social. PUF.
Filmographie
- The Social Dilemma (2020) de Jeff Orlowski : Un documentaire qui explore les impacts des réseaux sociaux sur la société moderne, notamment leur influence sur le monde du travail et les aspirations des jeunes.
- Demain (2015) de Cyril Dion et Mélanie Laurent : Ce film met en lumière des initiatives positives dans différents secteurs, y compris le travail, en mettant en avant des valeurs environnementales et sociétales chères aux jeunes générations.
- Sorry We Missed You (2019) de Ken Loach : Ce film illustre la précarisation du travail moderne, en particulier dans le contexte de l’économie des plateformes, un enjeu crucial pour les jeunes générations.
- The Company Men (2010) de John Wells : Un drame qui aborde la question de la perte d’emploi et des répercussions sur l’identité personnelle, pertinent pour comprendre l’importance de la stabilité du travail pour différentes générations.
- Nomadland (2020) de Chloé Zhao : Un regard sur la vie des travailleurs itinérants aux États-Unis, offrant une perspective sur la quête de sens et la flexibilité dans le travail moderne.
- À l’Ouest des rails (2003) de Wang Bing : Un documentaire sur la désindustrialisation en Chine, offrant un éclairage sur les conséquences sociales de la perte de sens du travail collectif.