Contexte historique et philosophique
Le slogan TINA – « There Is No Alternative » – est indissociable de l’idéologie néo-libérale défendue par Margaret Thatcher. Il traduit la conviction qu’il n’existe pas d’autre voie que l’économie de marché et la libre entreprise. Cette pensée puise ses racines dans les travaux d’intellectuels comme Friedrich Hayek et Milton Friedman, figures de proue de l’école de Chicago et du néo-libéralisme de l’après-guerre. Dès les années 1940, Hayek critiquait vigoureusement le planisme et le socialisme dans The Road to Serfdom (1944), ouvrage qui marqua profondément la jeune Margaret Thatcher. Hayek – lauréat du Nobel en 1974 – et Friedman – Nobel 1976 – ont contribué à légitimer le renouveau de l’économie libérale, créant un « virage à droite » dans le climat intellectuel des années 1970.
Thatcher s’inscrit dans ce courant : admiratrice de Hayek, elle est convaincue que toute concession au socialisme mène inéluctablement au totalitarisme. De même, elle s’inspire des théories monétaristes de Friedman pour juguler l’inflation galopante des années 1970. Ces influences façonnent sa doctrine politique : concurrence libre, réduction du rôle de l’État, discipline monétaire. Lorsqu’elle clame « There is no alternative », la « Dame de fer » exprime l’idée que le libre marché est non seulement optimal, mais incontournable.
Ce mot d’ordre reflète une vision quasi darwinienne de la société, où la compétition « sépare les forts des faibles » et pousse chacun à se prendre en charge. L’essor de think tanks libéraux (Institute of Economic Affairs, Mont Pelerin Society…) diffuse ces idées au Royaume-Uni et aux États-Unis, préparant le terrain idéologique sur lequel Thatcher et Ronald Reagan bâtiront leurs politiques.
Mise en œuvre des réformes sous Thatcher (1979–1990)
Élue en 1979 dans un Royaume-Uni en crise (inflation à deux chiffres, chômage en hausse), Margaret Thatcher applique résolument son agenda néo-libéral. Ses gouvernements entreprennent une série de réformes radicales :
- Privatisations massives : De nombreuses entreprises publiques sont vendues au secteur privé (télécommunications, acier, pétrole, gaz, eau, etc.). Durant ses mandats, 42 entreprises nationales employant près de 900 000 personnes sont privatisées – une ampleur inédite dans une démocratie occidentale. Cette vague de « denationalisation » vise à réduire le périmètre de l’État et à « libérer l’initiative individuelle ». Toutefois, la privatisation à grande échelle a parfois nécessité la mise en place ultérieure de régulateurs pour corriger les défaillances du marché dans les secteurs libéralisés. En parallèle, le gouvernement solde les logements sociaux aux locataires (politique du Right to Buy), encourageant l’accession à la propriété privée.
- Dérégulation économique et financière : Thatcher abat de nombreux contrôles sur l’économie. Le point culminant est le Big Bang financier de 1986, qui dérégule la City de Londres (abolition des restrictions sur les opérations boursières, ouverture aux capitaux étrangers), faisant de Londres un centre financier mondial. Les changes sont libéralisés dès 1979, et les contrôles des prix ou des revenus, hérités de l’après-guerre, sont éliminés. La logique est qu’un marché libéré des entraves réglementaires favorisera la croissance.
- Rigueur budgétaire et monétarisme : Pour combattre l’inflation, le gouvernement restreint la masse monétaire et réduit fortement les dépenses publiques. Les taux d’intérêt atteignent des niveaux records (17% fin 1979) pour juguler la hausse des prix. Thatcher procède aussi à des baisses d’impôts sur le revenu, particulièrement bénéfiques aux plus aisés, compensées par une hausse de la TVA (d’où une fiscalité déplacée vers la consommation). L’objectif affiché est de stimuler l’investissement et le travail par l’appât du gain, tout en maîtrisant le déficit public.
- Affaiblissement des syndicats : Considérant que le syndicalisme britannique bloque l’économie (« Labour isn’t working » était le slogan de sa campagne en 1979), Thatcher s’attaque au pouvoir des trade unions. Une série de lois encadre strictement le droit de grève (obligation de vote à bulletin secret, interdiction des grèves de solidarité entre secteurs…). Les grèves emblématiques – comme celle des mineurs en 1984-85 – se soldent par la défaite des syndicats, ce qui dissuade durablement la contestation. La stratégie de Thatcher consiste aussi à fermer ou privatiser les bastions du syndicalisme : en démantelant le secteur public industriel (mines, sidérurgie…), elle réduit drastiquement les effectifs syndiqués et leur influence. De fait, le nombre d’adhérents syndicaux passe d’environ 13 millions en 1979 à moins de 10 millions en 1990. Cette désyndicalisation redéfinit durablement les relations sociales au Royaume-Uni.
- Restructuration industrielle : Thatcher assume le déclin des industries traditionnelles non compétitives. Sous l’effet conjugué de la récession du début des années 1980 et des politiques libérales, le pays subit une sévère désindustrialisation. En quelques années, 15% de la base industrielle du Royaume-Uni disparaît. Des régions entières du nord de l’Angleterre, du pays de Galles ou d’Écosse, dépendantes des mines ou de la métallurgie, connaissent fermetures d’usines et chômage de masse. Cette casse industrielle s’accompagne d’une transition vers une économie de services et la haute finance, principalement bénéfique au Sud-Est de l’Angleterre (Londres et sa région), creusant un fossé géographique de prospérité.
Effets économiques et sociaux immédiats :
Les réformes thatchériennes ont un impact contrasté sur l’économie britannique des années 1980. D’un côté, l’inflation, qui dépassait 18% en 1980, est ramenée en dessous de 5% à la fin de la décennie, stabilisant la monnaie. La dérégulation financière booste la City, et la croissance revient à partir de 1983.
D’un autre côté, le chômage explose dans la première moitié des années 1980 : le taux de chômage double, passant de ~5,4% en 1979 à plus de 10% en 1982, dépassant les 3 millions de chômeurs en 1983 – du jamais vu depuis les années 1930. Le pays traverse une profonde récession en 1980-81 (PIB en chute de plus de 3%) avant la reprise. Le chômage reste au-dessus de 10% jusqu’en 1987, affectant durement les ouvriers peu qualifiés des secteurs en déclin. Cette austérité initiale suscite des troubles sociaux : en 1981, des émeutes urbaines éclatent à Brixton (Londres) et Liverpool, alimentées par le désespoir du chômage chez les jeunes des quartiers défavorisés.
Parallèlement, les inégalités socio-économiques s’aggravent nettement. Le partage des revenus se déséquilibre au profit des plus riches : en 1979, les 10% les plus riches captaient 21% du revenu national, part qui atteint des niveaux records au début des années 1990. Les salaires des travailleurs peu qualifiés stagnent, tandis que les hauts revenus et les revenus du capital s’envolent.
Le taux de pauvreté s’élève en conséquence : la part des Britanniques vivant sous le seuil de pauvreté, environ 10% avant Thatcher, grimpe à près de 25% au début des années 1990. En 1990, le Royaume-Uni compte ainsi plus d’enfants pauvres (proportionnellement) que trois décennies plus tôt.
Évolutions post-Thatcher et expansion du néo-libéralisme
Au Royaume-Uni, l’héritage du thatchérisme a perduré bien au-delà du départ de Margaret Thatcher en 1990. Son successeur conservateur, John Major (1990-1997), prolonge les politiques libérales : il achève la privatisation des chemins de fer britanniques dans les années 1994-97 et maintient la législation antisyndicale. Mais c’est surtout l’attitude de la gauche travailliste qui confirme l’inscription durable du TINA dans le paysage politique.
Dans les années 1990, le Parti travailliste opère un virage au centre sous la bannière de la « Troisième voie » de Tony Blair. Élu Premier ministre en 1997, Blair accepte l’économie de marché libéralisée comme un fait accompli : il renonce à renationaliser les industries vendues, conserve l’indépendance de la Banque d’Angleterre et prône un État-providence « actif » plutôt que redistributeur. Cette synthèse entre libéralisme économique et politique sociale modérée s’inscrit dans la continuité du thatchérisme, au point que Margaret Thatcher elle-même déclara en 2002 que Tony Blair et le New Labour étaient sa « plus grande réussite », car « nous avons forcé nos opposants à changer d’avis ». Aucun gouvernement suivant n’a en effet renationalisé British Telecom, British Gas ou British Steel : une fois privatisés, ces actifs sont sortis définitivement du giron public. Cette large adhésion bipartisan aux principes néo-libéraux illustre la victoire culturelle de TINA en Grande-Bretagne.
Jusqu’à David Cameron dans les années 2010, les dirigeants britanniques – qu’ils se réclament conservateurs ou travaillistes modernisés – opèrent dans le cadre idéologique posé par Thatcher, avec un État minimal régulateur et une confiance dans les mécanismes de marché pour gérer l’économie. Seuls quelques ajustements (investissements accrus dans la santé ou l’éducation sous Blair, salaire minimum instauré en 1999) viennent tempérer les effets sociaux les plus durs, sans remettre en cause le fond du modèle.
À l’échelle mondiale, les années post-Thatcher voient une généralisation des politiques néo-libérales, confirmant la portée du « There is no alternative » au-delà du Royaume-Uni.
Aux États-Unis, Ronald Reagan (président de 1981 à 1989) mène un programme parallèle à celui de Thatcher – souvent résumé par l’expression « Reaganomics » – combinant baisses d’impôts, dérégulation (abrogation de nombreuses réglementations environnementales et financières), et offensive contre les syndicats (licenciement massif des contrôleurs aériens grévistes en 1981). Thatcher et Reagan, alliés proches, incarnent ce tournant néo-libéral des années 1980 fondé sur le free market, l’offre (supply-side economics) et le recul de l’État. Leur succès apparent (croissance relancée, inflation maîtrisée) popularise ces idées dans de nombreux pays industrialisés.
En Europe occidentale, la décennie 1980 voit l’abandon progressif des modèles étatiques interventionnistes au profit de privatisations et de la libéralisation des marchés. La Commission européenne elle-même embrasse ce mouvement à travers l’Acte unique européen de 1986 qui instaure le Marché unique, obligeant les États membres à ouvrir à la concurrence des secteurs naguère publics (télécoms, énergie, transports…). Des pays comme la France, pourtant traditionnellement étatiques, mènent à partir de 1986 puis dans les années 1990 leurs propres vagues de privatisations sous l’impulsion de gouvernements tant de droite que de gauche modérée.
En Europe de l’Est, l’effondrement du bloc soviétique en 1989-1991 donne lieu à des thérapies de choc inspirées des principes néo-libéraux – libération soudaine des prix, privatisations rapides, ouverture aux investissements étrangers – par exemple en Pologne ou en Russie, sous les conseils d’économistes occidentaux. Le triomphe du capitalisme libéral sur le communisme conforte l’idée qu’il n’y a pas d’alternative viable au modèle occidental de marché.
Dans le monde en développement, les années 1980-1990 sont marquées par le Consensus de Washington : le FMI, la Banque mondiale et le Trésor américain imposent des programmes d’ajustement structurel conditionnant leurs prêts, avec des recettes uniformes – dérégulation, libre-échange, privatisations, austérité budgétaire. Ce consensus, clairement néo-libéral, part du postulat que la réduction du rôle de l’État et la libre concurrence sont essentielles pour la croissance dans les pays du Sud.
On assiste ainsi à une mondialisation économique sans précédent, où la baisse des barrières douanières et la déréglementation financière facilitent le flux des capitaux et des marchandises. La création de l’OMC en 1995 consacre cette mondialisation libérale. Partout, les gouvernements, y compris de centre-gauche, adoptent des politiques pro-marché, convaincus ou résignés à l’idée qu’il s’agit de la seule voie pour attirer les investissements et rester compétitifs.
Au tournant des années 2000, le néo-libéralisme est donc l’orthodoxie dominante en économie, faisant de TINA une prophétie autoréalisatrice à l’échelle globale.
Critiques contemporaines du néo-libéralisme
À partir des années 2000, et plus encore après la crise financière de 2008, le néo-libéralisme – et par extension le dogme du TINA – font l’objet d’une remise en question croissante de la part d’économistes, de sociologues et d’acteurs politiques. Plusieurs critiques majeures se dégagent :
- Explosion des inégalités : Les politiques néo-libérales ont considérablement accentué les inégalités de revenu et de patrimoine. Thomas Piketty et d’autres économistes ont documenté la captation d’une part croissante des richesses par le sommet de la distribution depuis les années 1980, au détriment des classes moyenne et populaire.
- Précarisation du travail : La dérégulation et la quête de flexibilité ont souvent signifié une remise en cause des protections des travailleurs acquises lors des Trente Glorieuses. Sous le mantra de la compétitivité, on a réduit le pouvoir de négociation des salariés et facilité les licenciements, entraînant une hausse de la précarité (contrats temporaires, temps partiel subi, emplois à la tâche via des plateformes).
- Crise financière de 2008 et remise en cause du modèle : La faillite de Lehman Brothers en 2008 et la crise qui s’ensuivit ont représenté un sévère camouflet pour l’idéologie néo-libérale. Pendant des décennies, on avait déréglementé la finance en affirmant que les marchés s’autorégulent efficacement. Or, la formation d’une bulle spéculative gigantesque sur le crédit immobilier américain, puis son éclatement, ont montré les dangers d’un marché livré à lui-même.
- Montée des mouvements populistes : Le néo-libéralisme aurait engendré un retour de bâton populiste. La montée de mouvements comme le Brexit ou l’élection de Trump exprime la révolte d’électorats oubliés par la mondialisation néo-libérale.
En conclusion, le TINA de Margaret Thatcher a dominé le paysage économique pendant quatre décennies. Si les réformes néo-libérales ont favorisé la croissance et la compétitivité, elles ont aussi creusé les inégalités et fragilisé les protections sociales. Face aux crises récentes, l’aspiration à des alternatives économiques et sociales refait surface, suggérant que l’histoire du TINA n’est peut-être pas aussi définitive qu’elle le prétendait.